the devil may cry at the end of the night (24/07, 02H47)

Mon estomac proteste et laisse entendre sa longue plainte à mes camarades, signe qu’il  est grand temps que je l’alimente convenablement. Ce qui, en ces lieux, est loin d’être possible. D’autant plus que la seule solution se résume en quelques distributeurs où la variété n’est pas au rendez-vous. Heureusement, il y a de l’eau, et j’en bois à profusion afin de ne pas me déshydrater, mais je fais une légère overdose de ce qu’on nous sert à manger. Oh, parfois, il est possible d’y trouver des sandwichs  plus nourrissantes que ces croustilles ou ces biscuits, mais je ne suis jamais assez rapide pour mettre la main sur l’un d’eux. Ainsi, quand je me pointe devant la distributrice aux petites heures du matin, incapable de trouver sommeil vu le petit – gros – creux dans mon estomac, et que je remarque qu’il en reste une, je frétille de joies à l’idée de croquer à pleine dent dans celle-ci, peu importe ce qu’elle contiendra. À ce point, je serais même prête à engloutir ce qu’Elden donne aux candidats lors de ses entretiens, c’est pour dire. J’attrape donc les livres nécessaires pour payer – car oui, il faut acheter notre nourriture! – et je tape la combinaison, scrutant avec insistance mon en-cas nocturne. Je perds tout de suite mon enchantement lorsque vient le temps de récupérer mon dit-bien, puisque la porte se coince, me compliquant la tâche plus que jamais. « Oh non, par pitié, pas maintenant. » Je donne quelques petits coups sur celle-ci, pousse, tire… rien n’y fait. « C’est pas vrai! » chialais-je, sentant les larmes me monter aux yeux, frappant désormais sur la distributrice. C’est d’un ridicule, pleurer pour un sandwich... Mon précieux sandwich.

Des plaintes me réveillent dans l'obscurité alarmante de la nuit.

– Eh... Shannon... T'entends ça, un peu...?

Mon regard, interrogateur, se tourne vers mon ancien colocataire, à présent voisin de sac de couchage, profondément endormi. Il ronfle en plus, je crois. Ou alors, c'est quelqu'un d'autre. Je ne sais pas trop, à cette heure, tout le monde dort plus ou moins. Sauf moi. Moi, mon sac de couchage, il est près des distributeurs. La nuit, j'entends tout. Tous ceux qui y vont, tous ceux qui se plaignent lorsque la machine, bien évidemment de mauvaise qualité, tombe en panne, ne marche plus ou est tout simplement vide... C'est pas forcément intelligent de se mettre là, hein...? C'est ce qu'on pourrait croire. Mais j'ai un système, en fait. Entre autres, cela veut dire que je suis le plus proche du distributeur lorsque j'ai envie d'un sandwich... Ou deux sandwichs... Ou trois sandwichs... Oui, je sais, je mange beaucoup, et j'assume pleinement. Bref. Au moins, les machines sont toujours pleines lorsque je veux y aller parce qu'à tous les coups, je me fais marcher dessus à l'aube dès que le premier gusse a envie d'aller s'acheter quelque chose. Ou comment éviter la queue, façon James. Ce soir, cependant, je suis réveillé plus tôt que d'habitude. Les cheveux ébouriffés, le cerveau engourdi et les yeux entrouverts, je me lève lentement de mon sac de couchage avant de me diriger vers la machine lumineuse qui agit comme une veilleuse dans la nuit. Devant elle, une nana à moitié agenouillée devant la machine, occupée à la marteler de coups... What the fuck...?

– Mmmh... Qu'est-ce qu'il se passe...? Je lui demande de façon nonchalante en me frottant les yeux. Elle compte essayer de réveiller tout le monde encore longtemps...?

J’ai plus ou moins conscience de l’heure qu’il est en ce moment : il y a un bon moment que j’ai perdu tous mes repères. Je dors à des heures impossibles, et ça, c’est quand je parviens à me reposer. Et je me fis à mon unique estomac pour choisir le moment de mes repas, lorsque la douleur de mon ventre m’est impossible à supporter. Du reste, je ne mange pas si je ressens seulement un petit creux. Là, la situation est différente. C’est un cas de vie ou de mort… ou presque. J’ai tellement faim que j’en souffre jusque dans tous les muscles de mon corps. Me nourrir d’eau ne suffit pas. Il faut que je mette la main sur quelque chose de plus consistant, et avant aujourd’hui, je n’y suis jamais vraiment parvenue. Des âmes charitables m’ont partagé un morceau de leurs trouvailles, mais c’est loin d’être assez. Ainsi, cette découverte nocturne a tout pour me réjouir, et je salive d’avance de croquer à pleine dent dans ce sandwich, peut importe sa saveur. Mais voilà que la machine proteste, refusant de faire le job pour laquelle on l’a mise là. C’est trop pour moi. Je martèle la pauvre de mes poignets, découragée, au bout de mes maigres résistances. Je suis épuisée, affamée, et je n’ai qu’une envie : sortie d’ici. Mais je ne veux pas renoncer, il ne reste, après tout, qu’une seule journée avant que William ne nous libère. Soit pour retrouver l’extérieur, soit pour nous redonner accès à son domaine. Qu’importe, je ne veux plus jamais revoir cette pièce. Tombée à genou devant le distributeur, je sens les larmes qui me montent aux yeux. Je ne les retiens même pas, ça serait inutile. Ma tête s’appuie contre la vitrine de la machine, et je soupire, mon poing frappant à nouveau la tôle. Et puis, soudain, il y a cette voix. Un candidat que j’ai sans doute réveillé à cause du vacarme que je fais – ce dont je me fiche éperdument, vu la situation.  « Elle ne veut pas me donner mon sandwich… j’ai faim, je veux manger… pourquoi est-ce qu’elle me fait ça… » Il n’y a plus que des larmes, désormais, d’énormes sanglots percent au travers de ma gorge lorsque je tente de lui répondre. Je suis au bout du rouleau, et je crois que ça se voit.

La pauvre fille. Elle a l'air complètement désemparée. Je crois que je la reconnais, dans la pénombre. Brune, plutôt mince. Plutôt jeune, également. C'est Kendra. Elle n'a pas l'air dans son assiette, loin de là. Une histoire de sandwich, une histoire de faim... Et s'il y a une chose que j'ai appris, grâce à ma fiancée, c'est qu'une femme mince n'est pas exemptée des besoins humains pour autant. Frida aussi peut facilement avoir faim. Parfois, elle mange même plus que moi, je crois. Une autre chose que je sais, c'est que lorsqu'une fille, mince ou non, ou même un garçon, d'ailleurs, commence à se plaindre du fait qu'il ou elle a faim, comme ça... En pleurant, de surcroît... C'est que c'est assez grave, je pense. Quand même pas comme les gens en Somalie... Mais assez grave, quoi. Ça fait vraiment mal au coeur, je trouve... Moi, je n'aime pas voir les gens pleurer. Alors je m'accroupis.

– Eh... T'inquiète pas, ça va aller... Je la force à me regarder en plaçant un doigt sur son menton et en le relevant un peu vers moi, lui offrant un sourire qui se veut réconfortant avant de déclarer, calmement que: Je vais te le donner, moi, ton sandwich. Puis, je me tourne alors vers la machine. Je l'observe, longuement. L'examine sous tous ses angles. Lorsqu'enfin, je crois avoir trouvé la bonne combine, voilà que je commence à appuyer mes doigts contre la vitre, essayant de la faire remuer légèrement. Le sandwich, coincé, a l'air de vouloir bouger un peu... Mais ce n'est pas assez. J'essaie d'appuyer plus fort mais cela ne fait rien. Le sandwich ne semble pas avoir envie d'aller plus loin. Je soupire. Mine renfrognée. Ce sandwich, comment faire pour le libérer? Je ne sais pas. Puis... Je me dis... Peut être...

– Attends. Je n'ai pas dit mon dernier mot, moi! Je me retourne alors pour ramasser quelque chose dans mon sac, quelques pièces, avant de les glisser dans la machine. Puis, j'appuie sur un bouton pour faire venir une barre chocolatée – l'article déposé dans l'emplacement juste au dessus du sandwich. Là, on va voir si la machine va avoir envie de marcher.

Je fais peine à voir, dans cet état, et ça n’a rien de rassurant quant à ma santé mentale : je disjoncte complètement pour une histoire de nourriture. L’enfermement, définitivement, ça ne va bien à personne, pas même moi.  Le pauvre James doit être bien découragé de me voir agir de la sorte, surtout à cette heure. Il aurait très bien pu rebrousser chemin et retourner dormir, mais au contraire, il s’approche de moi et s’accroupit à mes côtés, me forçant à le regarder en relevant mon menton du bout des doigts. La lueur d’espoir qui nait dans mon regard, lorsqu’il promet de me remettre de fameux sandwich, pourrait surement l’éblouir. C’est peut-être même ce qui est arrivé, car il s’est immédiatement retournée vers la maudite machine, scrutant à la lettre son fonctionnement, l’analysant de tout bord, tout côté. Il fait un ou deux essaie, appuyant à divers endroits sur la vitrine, sans succès. Le maigre réconfort que j’ai ressenti en le sachant disposé à m’aider s’évapore dès le moment où je remarque la tronche qu’il tire. Il est loin d’être satisfait, et j’ai à nouveau l’envie de pleurer. Visage enfoui entre mes mains, je ne capte pas l’illumination qui l’habite soudain. Jusqu’à ce qu’il s’exclame à voix haute qu’il n’a toujours pas renoncé. Je me risque à le regarder à nouveau, le voyant s’éloigner, fouiller dans quelque chose qui ressemble à sac, et revenir vers moi. Dans sa main, il tient quelques pièces qu’il glisse dans la fente de la machine. L’un de mes sourcils s’arque, intrigué. Et lorsque je vois la sélection qu’il a faite, et le chemin qu’elle devra parcourir pour sortir de là, je comprends enfin. « SVP, SVP, SVP. » m’exclamais-je, priant toutes les hautes sphères de me donner ce sandwich tant désiré. Nous restons là, tenues en haleine par cette distributrice qui ne semble pas très pressée de nous donner notre dû. Quand, enfin, la barre de chocolat tombe et qu’elle accroche au passage avec elle mon précieux repas, je ne peux m’empêcher de pousser un cri de victoire qui en réveillera surement plus d’un. Mais tant pis, je m’en fiche. « Merci, merci ! Oh bon sens, merci !!! » fis-je en me relevant d’un seul coup, entourant de mes frêles bras le cou du candidat. L’étreinte ne dure qu’un moment, avant que je ne m’élance à la quête de mon en-cas nocturne, que je récupère dans la chute de la distributrice. J’en profite pour récupérer la collation du jeune homme, que je lui tends. Il l’a payé, alors elle lui appartient. Pour ma part, je déballe bien vite mon bien, et je croque à belles dents dans celui-ci, savourant ma première bouchée comme s’il s’agissait de la dernière. Quel soulagement. Entre deux mordées, je scrute le candidat. « Tu en veux un morceau? Je peux partager avec toi, t’es mon sauveur après tout. » Un large sourire apparaissait désormais sur mes lèvres, malgré les traces de larmes toujours visibles sur mes joues.